Protéger le droit de grève contre des mesures d’urgence dans le marché unique

Protéger le droit de grève contre des mesures d’urgence dans le marché unique

Position adoptée lors du Comité exécutif des 27-28 octobre 2022

Messages clés de la CES

  • L’instrument du marché unique pour les situations d'urgence (IUMU) doit respecter les droits fondamentaux des syndicats et l’autonomie des partenaires sociaux.
  • Une grève ne peut jamais être considérée comme étant une crise ou être limitée par des mesures d’urgence au titre de l’IUMU ou autre.
  • Une protection renforcée des droits sociaux, des travailleurs et des syndicats doit être incluse dans l’IUMU, y compris une « clause Monti » pour protéger le droit de grève.

Les syndicats font partie de la solution à une crise

En temps de crise, les droits humains sont non seulement mis à l’épreuve mais leur protection est de la plus haute importance pour faire respecter les valeurs fondamentales, l’État de droit et la démocratie. Le respect des droits humains est indispensable à la bonne gestion de toute crise qui ne peut jamais servir de prétexte pour démanteler les normes des droits humains ou justifier leur violation comme l’ont rappelé à maintes reprises les Nations unies, l’Organisation internationale du travail et le Conseil de l’Europe.[1] Cela reste valable en matière de protection des droits fondamentaux des individus et de respect des droits collectifs, y compris les droits fondamentaux des syndicats et notamment le droit de grève.

La pandémie de Covid-19 et la crise du coût de la vie provoquée par la guerre en Ukraine démontrent l’importance des conventions collectives pour une économie résiliente soucieuse des besoins des travailleurs et des citoyens durant de telles situations. En outre, la crise économique d’il y a presque dix ans reste un rappel douloureux de la manière dont les droits des syndicats ont été démantelés dans plusieurs États membres par des mesures d’austérité néolibérales ignorant les droits fondamentaux du travail et l’autonomie des partenaires sociaux. Pareillement, les arrêts tristement célèbres de la Cour de justice de l’UE de 2007 dans les affaires Viking et Laval témoignent également des conséquences négatives d’une promotion inconditionnelle des libertés économiques du marché au détriment des droits sociaux, des travailleurs et des syndicats.[2]

Que ce soit en temps de crise ou en temps normal, le droit des travailleurs à se défendre collectivement contre les conditions injustes et les abus de pouvoir doit toujours être respecté. Les travailleurs seront en première ligne pour répondre à n’importe quelle crise et leur engagement et leur confiance seront des facteurs clés pour construire et reconstruire des sociétés résilientes.

Il ne faut donc pas considérer les syndicats comme étant le problème mais bien comme une composante essentielle de la solution afin de gérer les urgences de demain avec succès. Dialogue social et implication des partenaires sociaux sont des éléments clés dans l’élaboration d’une réponse efficace aux crises et la mise en œuvre de solutions communes. La négociation collective est le premier instrument de mise en pratique du droit des travailleurs et de protection du tissu social, et cela, d’autant plus lorsqu’il s’agit de faire face à des défis et de gérer le changement.

Dans ce contexte, le droit de grève est indissociable des prérogatives syndicales portant sur la négociation, la conclusion et la mise en œuvre des conventions collectives. Ces éléments en tant que tels constituent tous des aspects fondamentaux de l’exercice du droit à la négociation et à l’action collectives et sont inhérents à la jouissance effective de la liberté d’association et de réunion.

Les mesures de crise doivent respecter l’autonomie des partenaires sociaux

En s’appuyant sur les expériences et les leçons de la crise du Covid-19 et de la guerre en Ukraine, la Commission européenne a présenté, le 19 septembre 2022, une proposition de règlement établissant un Instrument du marché unique pour les situations d'urgence (IUMU).[3] Cette proposition définit un cadre de gouvernance des crises dans le but de préserver la libre circulation des marchandises, des services et des personnes ainsi que de garantir la disponibilité des marchandises et services essentiels dans les situations d’urgence futures pouvant affecter le marché unique.

Bien que la proposition reconnaisse le rôle que le marché unique, y compris la libre circulation des travailleurs, peut jouer pour atténuer les chocs et bâtir une autonomie stratégique au sein de l’UE, elle soulève également de vives inquiétudes concernant le respect des droits fondamentaux des syndicats et l’autonomie des partenaires sociaux.[4] Ce respect demande que les partenaires sociaux soient consultés à propos des mesures pertinentes ayant un impact sur le marché du travail et la libre circulation des travailleurs. La mise en œuvre en douceur de telles mesures exige aussi que les partenaires sociaux soient pleinement informés et impliqués en temps opportun. L’objectif premier de toute mesure de ce type devrait toujours être de protéger plutôt que de restreindre les droits. Dès lors, toute mesure d’urgence prise au titre de l’IUMU doit respecter les droits fondamentaux.

Dans sa proposition d’IUMU, la Commission envisage aussi d’abroger le règlement 2679/98 relatif au fonctionnement du marché intérieur concernant la libre circulation des marchandises entre États membres.[5] Ce règlement dit règlement « fraises” ou règlement « Monti I » a été adopté en 1998 suite aux obstacles constatés par la Commission lors de manifestations d’agriculteurs entravant le transport transfrontalier des produits agricoles.[6] En fait, l’évaluation par la Commission du règlement « fraises » indique que 34% de tous les obstacles rapportés durant la période 2007-2019 étaient la cause des manifestations ou des grèves.[7]

Dans ce contexte, la récente proposition d’IUMU de la Commission soulève une nouvelle fois des inquiétudes concernant le droit de grève. Singulièrement, le droit à négocier et à agir collectivement n’est pas du tout évoqué dans l’analyse d’impact de la Commission, que ce soit en rapport avec la proposition d’IUMU ou la proposition d’abrogation du règlement « fraises ».[8] Malheureusement, l’analyse des droits fondamentaux contenue dans l’analyse d’impact est pratiquement inexistante car elle ne tient compte du point de vue des opérateurs économiques qu’en matière de protection des données, de vie privée et de liberté d’entreprendre. La liberté de circulation mise à part, les conséquences sur les droits sociaux, des travailleurs et des syndicats sont complètement ignorées dans l’évaluation.

Une grève n’est pas une crise

La CES a fait part de ses inquiétudes au sujet de la proposition d’IUMU quant au respect des droits syndicaux en général et du droit de grève en particulier.[9] Toute action collective légale menée par des syndicats ne peut en aucune manière être considérée comme étant une crise ou faire l’objet d’une mesure ciblée au titre de l’IUMU. Toutes les réponses à des crises doivent être conformes aux droits fondamentaux et à l’État de droit et assurer le respect des principes et droits fondamentaux au travail conformément aux normes internationales.[10]

Pour assurer la pérennité de l’IUMU, la Commission propose une définition de ce qu’est une crise, à savoir « un événement exceptionnel, inattendu et soudain, naturel ou artificiel, de nature et d’une ampleur extraordinaires qui a lieu à l’intérieur ou en dehors de l’Union ». Certes, il est difficile de prédire la nature d’une quelconque crise future en recourant à des listes exhaustives. Il faut toutefois qu’une telle définition ouverte aille de pair avec des garanties claires, en particulier quand il s’agit du droit de grève.

Une grève ne peut être considérée comme un événement exceptionnel, inattendu et soudain pouvant constituer une situation d’urgence rentrant dans le cadre de l’IUMU. Comme l’a notamment confirmé la Cour de justice de l’UE dans son arrêt Airhelp de 2021, une action de grève légale ne doit pas être considérée comme une circonstance tellement extraordinaire.[11] Les modalités et les limites de l’exercice d’une action collective, y compris une action de grève, ressortissent uniquement des lois et pratiques nationales.

De même, toute mesure ou action entreprise par les États membres ou les opérateurs économiques au titre de l’IUMU ne peut être utilisée pour contourner ou affaiblir directement ou indirectement une action collective entreprise par les travailleurs et les syndicats pour défendre leurs intérêts économiques et sociaux à travers l’exercice de leurs droits fondamentaux. L’exercice du droit ou de la liberté de faire grève est quelque chose que tous les États membres doivent autoriser et rendre possible selon la Convention N° 87 de l’OIT sur la liberté d’association et la protection du droit d’organisation, la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil de l’Europe et la Charte sociale européenne. Dans ce contexte, la CES rappelle que l'UE n'a toujours pas rempli sa propre obligation, en vertu du traité de Lisbonne, d'adhérer à la Convention européenne des droits de l'homme. De même, l'adhésion de l'UE à la Charte sociale européenne permettrait de sauvegarder davantage le droit de grève.

Conformément au droit de l’Union, la préparation et les réponses aux crises ne doivent jamais être utilisées comme moyen pour saper ou écarter le droit fondamental à négocier et à agir collectivement. L’article 153(5) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne exclut explicitement le droit de grève des compétences législatives de l’UE. L’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit explicitement le droit à négocier et à agir collectivement, y compris le droit des travailleurs à faire grève pour défendre leurs intérêts.

Protéger le droit de grève contre des mesures d’urgence

La CES a fait part de ses inquiétudes à la Commission à propos du manque de protection des droits fondamentaux dans sa proposition d’IUMU.[12] Dans ce contexte, la CES rappelle également la très controversée proposition de 2012 pour un règlement sur l’exercice du droit à mener une action collective dans le cadre de la liberté d’établissement et de la liberté de prester des services.[13] Cette proposition de règlement dit « Monti II » a finalement dû être retirée par la Commission. La CES continuera à s’opposer à toute tentative similaire d’interférer avec le droit de grève au prétexte du droit de l’Union.

Concernant les prochaines étapes de la procédure législative relative à l’IUMU, la CES appelle donc le Parlement européen et le Conseil à renforcer la protection des droits fondamentaux dans l’instrument en question, s’agissant en particulier des droits sociaux, des travailleurs et des syndicats. La tentative de la Commission de répondre aux inquiétudes des syndicats en incluant une référence à l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux dans les attendus non contraignants de la proposition n’est pas suffisante. Les assurances données par la Commission lors de la conférence de presse selon lesquelles l’IUMU « n’interfère d’aucune manière » avec le droit de grève doivent être reprises dans les articles juridiquement contraignants du règlement.

La nécessité d’ancrer une telle protection juridique dans cet instrument d’urgence paraît plus importante encore à la lumière de la proposition d’abrogation du règlement « fraises » qui, contrairement à la proposition IUMU, contient une « clause Monti » protégeant explicitement le droit de grève. Comme exposé en son article 2 : « Le présent règlement ne peut être interprété comme affectant d’une quelconque manière l’exercice des droits fondamentaux, tels qu’ils sont reconnus dans les États membres, y compris le droit ou la liberté de faire grève. Ces droits peuvent également comporter le droit ou la liberté d’entreprendre d’autres actions relevant des systèmes spécifiques de relations du travail propres à chaque État membre ».

Comme affirmé lors du Congrès de la CES à Vienne en 2019 : « La juridiction de la Cour européenne de justice continue trop souvent à favoriser l’intégration négative du marché intérieur en privilégiant la liberté de services, d’établissement et de capital au détriment du droit social et du travail national qui protège les droits des travailleurs. Il est crucial d’introduire un protocole de progrès social. Dans le même temps, la CES fera pression en faveur de l’inclusion d’une « clause Monti » dans toutes les nouvelles initiatives législatives pertinentes du marché intérieur, afin de protéger le droit à la négociation et à l’action collectives. »[14]

Une « clause Monti » est un concept bien établi dans les instruments du marché unique de l’UE comme moyen de protéger le droit de négocier, de conclure et d’appliquer des conventions collectives et pour agir conformément au droit et aux pratiques nationaux.[15] Cela signifie qu’il n’y a aucune raison de ne pas inclure une clause similaire dans l’IUMU assurant le respect et la protection des valeurs et objectifs fondamentaux de l’économie sociale de marché de l’UE en cas de crise. Protéger le bon fonctionnement du marché unique dans des situations d’urgence ne doit jamais se faire au détriment des droits fondamentaux sociaux, des travailleurs et des syndicats.

 


[1] Veille COVID - Notes d'information de la CES sur les droits syndicaux (2020)

[2] Arrêts de la CJUE dans les affaires C-438/05 Viking (11 décembre 2007) et C-341/05 Laval (18 décembre 2007)

[3] Proposition de la Commission COM(2022)459 pour un règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un instrument du marché unique pour les situations d'urgence et abrogeant le règlement du Conseil N° (CE) 2679/98 (19 septembre 2022)

[4] Position de la CES pour une autonomie stratégique ouverte de l’UE avec un agenda social fort, adoptée par le Comité exécutif le 22 juin 2022

[5] Règlement du Conseil (CE) N° 2679/98 relatif au fonctionnement du marché intérieur pour ce qui est de la libre circulation des marchandises entre les États membres

[6] Eurofound – dictionnaire des relations industrielles et article sur le règlement Monti (2016)

[7] Evaluation par la Commission du règlement (CE) 2679/98 (2019)

[8] Rapport de la Commission sur l'évaluation d'impact accompagnant la proposition établissant un instrument du marché unique pour les situations d'urgence (2022)

[9] Voir les communiqués de presse de la CES Le droit de grève menacé par une nouvelle législation européenne (12 septembre 2022) et IUMU : droit de grève toujours pas protégé’ (19 septembre 2022)

[10] Veille COVID - Notes d'information de la CES sur les droits syndicaux (2020)

[11] Arrêt de la CJUE dans l’affaire C-28/20 Airhelp (23 mars 2021)

[12] Lettre de la CES "L'IUMU doit respecter les droits fondamentaux des syndicats” du 6 septembre 2022 adressée aux Commissaires en charge du marché intérieur, de l’emploi et des droits sociaux

[13] Proposition de la Commission COM/2012/0130 de règlement du Conseil relatif à l’exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services

[14] Programme d'Action 2019-2023 de la CES, adopté au 14ème Congrès à Vienne, 21-24 mai 2019

[15] Voir p.ex. l’article 1(7) de la Directive 2006/123/CE relative aux services dans le marché intérieur; l’art. 1(3) du Règlement (UE) 2019/1149 instituant l’Autorité européenne du travail; l’art. 1a de la Directive (EU) 2018/957 modifiant la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services.