Déclaration commune de la CSI-Afrique/CES/CSI sur les accords de partenariat économique

le 25 octobre 2018

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C’est avec une vive inquiétude que les syndicats d’Afrique et d’Europe ont suivi la négociation et la conclusion des Accords de partenariat économique (APE) entre l’UE et les groupements régionaux africains.

La CSI-Afrique et la CES sollicitent des modifications en profondeur du contenu et des principes directeurs des actuels APE[1] pour assurer la promotion de la croissance économique et du développement durable, garantir le respect des droits des travailleurs/euses et l’accès universel aux services publics, et contribuer à atteindre pleinement les Objectifs de développement durable des Nations Unies.

Nous estimons que les gouvernements des pays de l’UE et d’Afrique n’ont pas suffisamment impliqué les syndicats dans les négociations des APE en appliquant un processus de dialogue social efficace et structuré. Par conséquent, les APE actuellement en cours de négociation et ceux qui ont déjà été signés comportent un risque non négligeable pour le développement durable, la stabilité de l’emploi, les normes du travail, les services publics et la démocratie dans les pays africains.

Nous tenons plus précisément à attirer l’attention sur les préoccupations suivantes au sujet du développement durable et de l’industrialisation:

  • D’après une étude réalisée par South Centre (2016), la suppression des droits de douane sur les produits de l’UE exercerait une concurrence trop forte sur les nouvelles entreprises et les empêcherait de voir le jour. Aucun pays ne s’est industrialisé sans recourir aux droits de douane pour favoriser le développement de ses industries naissantes.
  • De même, il existe un risque élevé de voir apparaître des conséquences négatives pour la production agroalimentaire dans les pays africains, car les APE visent à diminuer progressivement les droits de douane sur les importations de produits agricoles, ce qui réduira le degré de protection.
  • Les mesures de sauvegarde bilatérales prévues dans les APE ne sont pas faciles à mettre en place, et elles sont soumises aux décisions prises par le Comité conjoint de mise en œuvre, un organe qui englobe l’UE et les parties africaines. Le recours aux mesures de sauvegarde comporte des délais, ce qui rend ces mesures temporaires et, de fait, inadaptées à une protection à plus long terme des industries naissantes.
  • Les APE devraient offrir l’espace politique dont les pays africains ont besoin pour favoriser le développement durable et l’industrialisation. Le modèle d’APE existant, et plus particulièrement les dispositions telles que la clause dite de «standstill», l’interdiction de nouvelles taxes à l’exportation et la clause de la nation la plus favorisée, limiteraient gravement les options politiques des pays africains.
  • À long terme, les APE n’encouragent pas l’émergence d’un espace budgétaire permettant aux pays africains de financer leur propre développement et de créer et maintenir des services publics et un système de protection sociale satisfaisants. En outre, les pays africains rencontrent des difficultés pour mettre en place des régimes d’imposition et des institutions qui limiteraient la colossale évasion fiscale pratiquée par les entreprises étrangères – dont le montant total est supérieur à la somme totale de l’aide étrangère qu’ils reçoivent. Dans ce contexte, la perte de recettes issues des droits de douane prive les pays d’une des rares sources de revenus disponibles.
  • Seulement cinq ans après son entrée en vigueur, les clauses de rendez-vous des APE appellent les parties à entreprendre des négociations sur l’investissement et les services, ce qui pourrait se traduire par une libéralisation et une privatisation accrues dans les services publics.

Les questions suivantes sont également une source de préoccupation concernant les engagements des APE en matière de travail:

  • Les APE sont dépourvus d’engagements obligeant à respecter les normes fondamentales du travail de l’OIT et à promouvoir l’Agenda pour le travail décent de l’OIT. Les APE n’ont pas d’instruments permettant de réaliser des évaluations permanentes de leur impact sur l’emploi et sur les droits des travailleurs, ni de mécanismes de mise en œuvre efficaces.
  • Les APE devraient affecter les travailleuses plus défavorablement que leurs homologues masculins. Le fait que les APE ne prévoient pas de protections dans des secteurs comme l’industrie manufacturière et l’agriculture risque d’entraîner des déplacements d’emplois de l’économie formelle vers les activités informelles – une tendance qui porte généralement davantage préjudice aux femmes qu’aux hommes. Il n’existe pas encore d’évaluation de l’impact sur la parité hommes-femmes et nous pensons que l’impact sur les travailleuses n’a pas été étudié dans les négociations.

En ce qui concerne les questions de procédure et d’élaboration, nous sommes préoccupés par les faits suivants:

  • Les processus d’intégration régionale n’ont pas été pris en compte dans les négociations en Afrique. Les négociations n’ont pas eu lieu point par point.
  • L’UE menace des pays comme le Kenya, en leur disant qu’ils vont perdre l’accès à un marché préférentiel s’ils ne signent pas l’APE pour la CAE, alors que la véritable cause est plutôt le non-respect des Conventions de l’OIT. Ce n’est certainement pas une manière juste de négocier avec les pays en développement dans l’intérêt de leur population.

En raison des éléments que nous venons d’énoncer, entre autres, nous ne soutenons pas les négociations d’APE en cours, les APE signés sous leur forme actuelle et les APE intérimaires avec les régions africaines.

Nous demandons l’arrêt des négociations entre l’UE et les groupements africains, le retrait des accords signés et la refonte de ces accords en suivant les principes présentés ci-dessous. L’UE doit veiller à ce que les pays africains qui renoncent aux APE ne perdent pas leur accès préférentiel aux marchés de l’UE. Les pays africains doivent continuer de bénéficier d’un accès préférentiel aux marchés de l’UE grâce aux mécanismes du Système des préférences généralisées (SPG), notamment les pays qui disposent désormais du statut de pays à revenu intermédiaire.

Principes progressistes pour les relations commerciales entre l’UE et l’Afrique

Les syndicats considèrent qu’un libre-échange équitable est d’une importance primordiale pour la croissance économique et le développement durable. Le commerce, si l’on tient compte de ses asymétries, peut contribuer à instaurer un système d’échange mondial plus équitable, plus inclusif et socialement juste. À cet égard, nous soutenons l’idée de concilier politique commerciale et coopération au développement.

La politique commerciale de l’UE peut être un instrument utile pour renforcer les capacités visant à soutenir la croissance durable, le travail décent, la diversification économique et l’intégration dans l’économie régionale/mondiale. Elle devrait également permettre d’améliorer les infrastructures économiques et sociales, mais aussi d’exiger la bonne gouvernance et le respect de l’État de droit, des droits humains et syndicaux, des accords internationaux sur l’environnement et des objectifs de l’Accord de Paris.

Sur ce point, les mécanismes du SPG de l’UE et, potentiellement, les autres instruments de politique commerciale devraient aider à créer une relation économique juste et prospère entre l’UE et les pays moins avancés, c’est-à-dire une relation qui n’accepte plus l’exploitation des travailleurs et le pillage de l’environnement au nom de la concurrence internationale. Nous souhaitons un lien plus fort entre l’accès préférentiel et le respect des droits des travailleurs tels qu’ils sont définis dans les normes de l’OIT.

L’UE devrait étendre la solidarité aux pays africains, promouvoir la coopération, plutôt que la concurrence et, à l’aide d’une politique commerciale remaniée, contribuer à atteindre les objectifs de l’Agenda 2030 et à instaurer une mondialisation économiquement équitable, et responsable aux plans social et environnemental.

Nous exhortons les gouvernements à inviter les syndicats à prendre part au dialogue social et aux négociations pour changer le cours des choses et rechercher une entente commerciale progressiste entre l’Europe et l’Afrique qui tienne compte des asymétries existantes au niveau des relations économiques et de la taille du marché.

Il nous semble important que l’UE et les groupements africains définissent un nouveau mandat pour les négociations, en suivant les principes suivants:

  • Avant d’engager des discussions commerciales, l’UE et l’Afrique devraient identifier l’activité économique et les secteurs dans lesquels l’ouverture au commerce serait profitable à la création d’emplois décents, en particulier pour les femmes, les jeunes et d’autres groupes vulnérables. Cette évaluation d’impact doit comporter des éléments d’information communiqués par les employeurs, les syndicats, les universitaires et les organisations internationales, et elle doit être transparente. Dans cette perspective, nous appelons à la diffusion publique des trois évaluations d’impact sur la durabilité réalisées par l’UE en avril 2008, avril 2012 et janvier 2016, qui n’ont jamais été rendues publiques.
  • Des garanties explicites doivent assurer qu’aucun accord commercial ne portera préjudice à l’accès actuel au marché dont bénéficie l’ensemble des pays moins avancés sans demande de réciprocité pour l’accès au marché tant que ces pays auront le statut de «moins avancé» dans l’Indice de développement humain des Nations Unies.
  • Tout accord à venir doit être plus asymétrique que les APE actuels en termes de réduction des droits de douane et d’autres concessions. Les pays doivent garder la capacité de modifier les droits de douane et d’autres protections pour permettre aux pays africains de se développer. Il s’agit notamment de la possibilité d’exclure les secteurs dans lesquels les femmes et les groupes vulnérables risquent particulièrement d’être désavantagés par la libéralisation.
  • La numérisation est aussi une forme d’industrialisation et, par conséquent, il faut être vigilant afin d’éviter toute sanction relative à la capacité des gouvernements à réglementer l’e-commerce et à exiger une présence locale.
  • Les produits agricoles de l’UE devraient être complètement exclus de la libéralisation parce que le secteur agricole européen est subventionné. Des droits de douane de 20% sont parfois trop faibles pour protéger efficacement ce marché sensible dans les pays africains. Les gouvernements africains doivent pouvoir modifier leurs droits de douane pour assurer leur sécurité alimentaire. Il faut spécialement veiller à ne pas accentuer davantage les déficits alimentaires des pays africains et accorder une attention particulière aux conditions de vie et de travail dans le monde rural.
  • Tout accord commercial doit être assorti d’engagements contraignants comportant des lignes directrices mesurables, des programmes de coopération et des ressources visant à respecter les normes fondamentales de l’OIT et à promouvoir l’Agenda pour le travail décent. Des organes indépendants doivent être mis en place pour contrôler le respect de ces engagements, ainsi que des mécanismes plus puissants et plus efficaces chargés de les faire appliquer, prévoyant éventuellement des conséquences économiques en cas de non-respect des normes de l’OIT. La participation des organisations de travailleurs et d’employeurs devrait également être prévue dans les APE. Il serait souhaitable que l’UE fournisse un soutien financier pour que tous les membres de ces organes puissent participer pleinement au processus.
  • Tout accord futur devrait être négocié entre l’UE et les communautés africaines d’intégration régionale.
  • L’UE devrait apporter une aide au développement qui s’ajoute réellement à l’aide actuelle pour favoriser la souveraineté alimentaire, les infrastructures et les institutions et pour promouvoir le travail décent et les droits des travailleurs, notamment les structures de dialogue social et le renforcement des capacités des syndicats à prendre part aux négociations commerciales et à leur suivi, une fois qu’elles sont établies. L’UE devrait fournir une aide permettant aux parties prenantes africaines d’élaborer leurs propres évaluations d’impact, qui pourront servir de base aux négociations futures.
  • Les pays d’Afrique et de l’UE devraient demander l’application des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme, y compris la diligence raisonnable en matière de droits humains, de la part de toutes les entreprises, quel que soit le lieu où elles sont implantées. Ainsi, les entreprises seraient tenues responsables de leurs comportements dans des instances appliquant un degré plus élevé de règle du droit.
  • Les gouvernements africains devraient définir des règles et des processus – des exigences d’efficacité, par exemple – pour favoriser un régime d’investissements étrangers qui puisse promouvoir le développement, assurer l’emploi des travailleurs locaux dans des conditions de travail décent, et garantir que la valeur produite en Afrique reste en Afrique. Cette démarche aiderait les pays africains à obtenir davantage de valeur ajoutée et à se défendre contre des investissements néfastes et abusifs, quel que soit le pays d’origine. Aucun accord commercial ne doit compromettre ces procédures.
  • Chaque communauté économique régionale africaine (CER) devrait prendre part aux activités de l’OMC sur un pied d’égalité avec les États membres afin de négocier au nom de ses États membres et ainsi renforcer leur voix au sein de l’OMC et dans le cadre des négociations des Accords de libre-échange (ALE) et des APE.

Nous nous engageons à continuer de plaider en faveur d’un partenariat mutuellement avantageux entre l’Europe et l’Afrique, qui tienne compte des expériences historiques, encourage un commerce équitable centré sur la solidarité, privilégie le respect des droits du travail et crée des emplois décents en Afrique et en Europe. Nous exhortons nos organisations et centrales syndicales nationales à améliorer la coopération entre elles et la mobilisation commune, dans le but d’atteindre ces objectifs et de faire évoluer les APE vers un modèle plus progressiste et plus juste.


[1] Pour de plus amples informations sur le travail déjà réalisé en collaboration par les syndicats africains et européens à ce sujet:

25.10.2018
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