Révision de la gouvernance économique européenne (position de la CES)

Position adoptée par le Comité exécutif de la CES les 2 et 3 décembre 2014

La Commission européenne fera le point sur le cadre de la gouvernance économique européenne dans une communication qui doit être publiée le mois prochain. Par cette note, la CES entend contribuer à cette révision. Elle commence par une brève évaluation générale de la gouvernance économique européenne et recommande ensuite plusieurs modifications de fond et différentes approches politiques que la CES juge nécessaires pour établir un cadre efficace pour la gouvernance économique européenne.

I           Évaluation générale de la gouvernance économique européenne

Un marché unique européen, et une monnaie unique plus encore, a besoin de règles communes afin d’assurer une étroite coordination des politiques économiques nationales des États membres. Comme le montre la crise de l'euro, une union monétaire dans laquelle les États membres vont dans des directions opposées n'est tout simplement pas durable. Certains pays optent pour une désinflation compétitive des salaires tandis que d'autres permettent une poussée inflationniste. Bien que cela soit incontestable, la CES pense également que, tel qu’il existe aujourd’hui, le système européen de gouvernance économique est mal équilibré et doit d’urgence être réformé.

Le principal problème est que, dans la gouvernance économique européenne actuelle, l’accent est mis sur l’équilibre budgétaire (réduction du déficit public et de la dette du secteur public) et sur la compétitivité des coûts (entrer en concurrence les uns avec les autres en réduisant les salaires) tandis que les objectifs de la relance économique – croissance durable, davantage et de meilleurs emplois et cohésion sociale – ne reçoivent que bien trop peu d’attention.

Les résultats sont dramatiques : l’Europe, et la zone euro en particulier, a subi une récession en double creux. Sa reprise économique est trop faible et risque de s’évaporer. Les taux de chômage ont atteint des niveaux record et diminuent à peine. La pauvreté et les inégalités sont en hausse dans de nombreux États membres.

Cet accent excessif sur la « stabilité » et la « compétitivité des coûts » produit l’inverse de ce qu’il est supposé accomplir : avec des taux d’inflation quasiment nuls et le FMI ayant récemment fait remarquer que la zone euro était la seule région au monde confrontée à une probabilité élevée (30% !) de tomber dans une déflation pure et simple, l’objectif de stabilité des prix est aujourd’hui menacé par ces taux d’inflation beaucoup trop bas. L'Europe devrait ici tirer des leçons de l'expérience japonaise et comprendre que lorsqu'une économie tombe en déflation, il est très difficile de sortir de cet état et de la dépression associée.

Si nous allons au-delà de ces considérations et que nous examinons la situation à long terme, il est clair qu'une union monétaire ne peut être dirigée sans une gestion effective d'une certaine forme d'union budgétaire et économique. En l'absence de celle-ci, toute la charge de l'ajustement retombera sur les salaires et les conditions de travail et cela finira par affaiblir fortement le soutien des travailleurs pour l'Union européenne.

Enfin, tout système de gouvernance économique sera loin d'être achevé si le rôle et les attributions de la Banque centrale européenne ne sont pas traités. La gouvernance économique européenne ne produira les résultats souhaités par les travailleurs et les syndicats que si la BCE poursuit effectivement un double mandat défendant la stabilité des prix, ainsi qu'un haut niveau d'emploi et de croissance. Cela implique notamment qu'au lieu d'inciter les États membres à déréguler leurs économies et marchés du travail, la BCE devrait protéger les gouvernements de la zone euro et la dette souveraine contre la spéculation des marchés financiers d'une manière plus convaincante.

II          Les propositions de la CES pour rééquilibrer la gouvernance économique

Pour rééquilibrer la gouvernance économique européenne, la CES présente les propositions suivantes :

a)         Les principes de base doivent être revus

La gouvernance économique européenne doit adopter une approche « strictement symétrique ». Le principe devrait être que les pays dont la balance commerciale est excédentaire prennent leur part de la charge du rééquilibrage de la monnaie unique. Une gouvernance économique qui fait porter tous ou pratiquement tous les coûts de l’ajustement par les nations débitrices n’est pas soutenable.

L’adoption de cette approche « strictement symétrique » implique, entre autres, de modifier complètement l’article 3.2 du règlement sur la prévention et la correction des déséquilibres macroéconomiques qui stipule que « L’évaluation portant sur des États membres accusant des déficits importants de la balance courante peut différer de celle portant sur des États membres qui accumulent des excédents importants de la balance courante »[1].

Fermement ancrer le principe d’une orientation politique macroéconomique « anticyclique ». Malgré le fait que les règles en matière de stabilité budgétaire soient prétendument déjà flexibles, il n’est toujours accordé que trop peu d’importance à la situation du cycle conjoncturel. Il s’ensuit que l’austérité budgétaire reste imposée à des économies qui peuvent difficilement se la permettre. Au lieu d’une politique procyclique pure et simple (visant à réduire les déficits publics alors que l’économie est toujours dans un état lamentable), l’Europe doit passer à une approche anticyclique en adoptant le principe de « politique séquentielle ». Si l’économie est en crise (récession ou reprise faible), la priorité devrait être d’investir pour sortir de la crise. Une fois une vigoureuse reprise bien ancrée, on peut alors s’attacher aux objectifs de déficit public et de réduction de la dette publique.

Pour cela, il faut augmenter le degré de flexibilité du Pacte de stabilité en :

-          adoptant la règle selon laquelle si une économie est en crise et fonctionne clairement en deçà de son potentiel, les règles du Pacte de stabilité ne devraient plus imposer la réduction du déficit structurel "d'au moins" 0,5% du PIB, mais permettre le report d'un ajustement budgétaire structurel jusqu'à ce que l'économie soit en meilleure forme et plus proche de son niveau normal d'activité économique.

-          revoyant la façon dont la Commission calcule les déficits structurels. Pour l'instant, la hausse du chômage se voit presque intégralement reflétée dans les estimations de la Commission du chômage structurel. Cela entraine des estimations trop pessimistes des déficits structurels qui, à leur tour, font augmenter la pression pour poursuivre les politiques de consolidation budgétaire, même en période de grave dépression.

-          adoptant, si nécessaire, de plus longues périodes de transition lorsqu'un pays tente de respecter la règle selon laquelle la dette supérieure à 60% du PIB devrait être réduite à ce niveau dans un délai de 20 ans.  

En finir avec le parti pris contre l’investissement public. Il est largement admis que les acteurs du secteur privé (entreprises, ménages) peuvent financer leurs investissements en augmentant leurs dettes. Pourtant, les règles du pacte de stabilité et de croissance[2] en matière de gestion des finances publiques rendent très difficile, voire impossible, pour les États membres de financer leurs investissements publics par l’émission de dettes. Cela crée un préjugé défavorable envers l’investissement public qui affaiblit nos économies, tant à court terme (manque de demande globale) qu’à long terme (potentiel de croissance moins élevé dû à l’insuffisance d’infrastructures et de réseaux publics). Cela contribue également à pousser les services et l'investissement publics vers des partenariats public-privé (PPP), qui risquent d'augmenter les coûts à long terme pour le secteur public tout en privatisant les bénéfices de tels projets par l'installation de monopoles privés.

La CES recommande dès lors l’adoption d’une « règle d’or » qui exclut l’investissement public du calcul des déficits pris en compte dans la gouvernance économique. À cet égard, le co-financement national des dépenses d'investissement réalisé sous les fonds structurels européens devrait être retiré du déficit public ou des statistiques de la dette lors de l'évaluation de la conformité aux règles budgétaires de la gouvernance économique européenne. 

b)         Considérer la zone euro dans son ensemble

Le système européen de gouvernance économique prévoit actuellement la publication d’un examen spécifique approfondi de la zone euro ainsi que des recommandations spécifiques pour la zone euro. Malheureusement, celles-ci reflètent largement la somme des recommandations politiques faites à chaque État membre individuel de la zone euro et ne comprennent guère plus qu’un appel à chaque pays à respecter son objectif en termes de déficit et à engager davantage de réformes structurelles.

Toutefois, la somme des politiques poursuivies individuellement par les États membres n’est pas nécessairement égale aux résultats de l’ensemble de la zone euro. Si un État membre applique l'austérité et/ou une compression des salaires, il espère alors pouvoir compter sur les exportations pour maintenir sa croissance et la dynamique d'emplois. Toutefois, si tous les États membres agissent ainsi au même moment, ils empireront la situation en sapant les exportations de chacun. Selon la terminologie économique, cette approche est connue sous le nom de « l’erreur de composition » et devrait être évitée. Pour évaluer les résultats de la zone euro dans son ensemble, il faut veiller à :

Éviter un parti pris en faveur de la « déflation » causée par les processus nationaux de formation des salaires et qui mène à la définition d’un coût salarial unitaire pour l’ensemble de la zone euro inférieur à l’objectif de stabilité des prix de la BCE (inflation sous mais proche de 2%).

L’orientation de la politique budgétaire pour la zone euro dans son ensemble.

L’impact de l’excédent de la balance des paiements courants de l’ensemble de la zone euro sur le taux de change de la monnaie unique et au risque que ce dernier soit systématiquement surévalué.

c)         Mettre la dimension sociale au cœur de la gouvernance économique européenne

Les traités européens, ainsi que la Charte des droits fondamentaux, contiennent plusieurs principes sociaux importants qui imposent à l’Union européenne de favoriser l’emploi et d’améliorer et d’harmoniser les conditions de vie et de travail (TFUE article 151) et de promouvoir la justice et la protection sociales (TUE article 3). Il y a également une clause sociale horizontale qui demande à l’Union de prendre en compte la promotion d’un niveau d’emploi élevé, la garantie d’une protection sociale adéquate, la lutte contre l’exclusion sociale, un niveau élevé d’éducation et de protection de la santé humaine (TFUE article 9) ainsi que le protocole sur les services d'intérêt général (n°26) dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques.

Le système actuel de gouvernance économique ne tient pas compte des principes sociaux énoncés plus haut. C’est un système « indépendant » uniquement axé sur des objectifs économiques tels que déficit public, niveau de la dette ou déficit de la balance commerciale, sans considération aucune pour ces principes sociaux. Il est fortement déconnecté de la stratégie UE 20200 et de ses objectifs pour davantage et de meilleurs emplois et celui de diminution de la pauvreté. Le résultat en est que les nouvelles compétences relevant du système de gouvernance économique ne respectent pas les objectifs sociaux et les droits fondamentaux de l’UE. Pour y remédier, des limites claires doivent être fixées au système en étudiant comment faire en sorte que la gouvernance économique respecte strictement les principes sociaux inscrits dans les traités et la Charte.

Étendre les clauses de sauvegarde des salaires. Un moyen pratique d’y arriver est l’application plus large de ce qu’on appelle les « clauses de sauvegarde » des salaires. Celles-ci existent dans deux règlements (le règlement sur les déséquilibres macroéconomiques excessifs et le règlement sur le cycle de surveillance budgétaire – connus sous le nom de « Two Pack »). Ces clauses traduisent les principes clés des traités européens en posant que le règlement « n’a pas d’effet sur le droit de négociation et sur le droit de mener des actions » et « respecte la diversité des systèmes nationaux de relations industrielles ». Pour garantir que tous les règlements qui constituent le système européen de gouvernance économique soient conformes aux traités, ces clauses de sauvegarde des salaires devraient être étendues à tous les instruments existants en matière de réglementation économique européenne.

d)         De meilleurs indicateurs sont nécessaires

Identifier les insuffisances au niveau de l’investissement public. La diminution des investissements publics est un des effets néfastes de l’austérité. Aujourd’hui, ceux-ci ne représentent plus que 2,1% du PIB dans la zone euro, en baisse par rapport aux 2,8% d’avant la crise. Comme indiqué plus haut, c’est mauvais aussi bien d’une perspective à court terme qu’à long terme. Il faut développer de nouveaux indicateurs visant à détecter et prévenir les insuffisances au niveau de l’investissement public.

Définir des seuils symétriques pour la balance des paiements courants. Les pays « excédentaires » ne devraient pas être traités différemment ou favorisés par le biais d’un seuil d’excédent de 6% maximum du PIB alors qu’au même moment les pays « déficitaires » sont soumis à un suivi bien plus strict du déficit de leur balance courante avec un seuil de 4% du PIB.

Attirer l’attention sur les risques de « sous-inflation » et de « déflation ». Parce que la déflation est bien plus difficile à combattre qu’une trop forte inflation, les taux d’intérêt nominal ne pouvant être réduits à moins de zéro, la gouvernance économique européenne doit d’urgence développer un mécanisme pour prévenir le risque d’un glissement vers une situation déflationniste.

Outre un indicateur spécial destiné à identifier le risque de déflation en tant que telle, des indicateurs spécifiques et une analyse des conséquences du processus de déflation par la dette sur la soutenabilité de la dette (en ce compris la dette publique et la dette du secteur privé) doivent être développés.

Introduire un indicateur qui reflète le fait que « les salaires constituent un ancrage de la stabilité des prix ». Dans le même ordre d’idées, l’avantage de salaires robustes comme ancrage de la stabilité des prix et comme instrument pour éloigner l’économie de la zone déflationniste doit être explicitement reconnu. Dans la pratique, cela peut se faire en utilisant un seuil minimum inférieur pour les coûts salariaux unitaires dans le tableau de bord des indicateurs économiques pour détecter toute évolution de ces coûts sous la barre des 2% dans un État membre donné et voir dans une telle évolution un sujet d’inquiétude à analyser.

Introduire davantage et de meilleurs indicateurs sociaux en rapport avec le marché du travail. Des indicateurs améliorés et plus précis démontrant/détectant l’impact social de la gouvernance économique européenne sont nécessaires. Afin d’identifier les développements sociaux négatifs se traduisant par une performance économique négative, nous avons besoin d’un indicateur sur le travail décent se référant en particulier à l’incidence, à l’évolution et au nombre d’emplois à bas salaires (soit les salaires inférieurs aux deux tiers du salaire médian selon la définition de l’OCDE), d’indicateurs sur l’incidence des relations de travail instables liées à des emplois de très courte durée et sur l’incidence d’emplois ne représentant qu’un petit nombre d’heures (contrats sur appel, contrats zéro heure et autres formes de contrats précaires).

En effet, de telles pratiques ne sont pas seulement source d’inquiétude du fait de la dégradation de la situation sociale qu’elles induisent mais elles constituent également un obstacle à une reprise économique solide. Avec des salaires très bas, des salaires de misère en réalité, et des situations d’emploi caractérisées par une insécurité excessive, les emplois précaires occupés par ces travailleurs empêchent le développement du processus de relance en un processus auto-entretenu d’augmentation du nombre d’emplois, de demande en hausse et, par voie de conséquence, de nouveaux investissements et d’emplois supplémentaires. En bref, des emplois précaires sont synonymes de relance précaire.

Contrôler les bénéfices. La gouvernance économique actuelle ne considère les salaires que comme un coût et suppose que des salaires plus bas entraîneront des bénéfices plus élevés qui, à leur tour, se traduiront par davantage d’innovation et d’investissement. Cette hypothèse est loin d’être correcte car la motivation de l’investissement privé repose sur une série de facteurs, et en particulier sur les perspectives de demande. Celles-ci sont toutefois elles-mêmes négativement influencées lorsque les salaires sont mis sous pression.

Ce qui dès lors est nécessaire, ce sont des indicateurs qui traduisent le niveau, l’évolution et la part des bénéfices et de la rentabilité tout en surveillant l’usage qui est fait des bénéfices (supplémentaires). Celui-ci concerne les indicateurs relatifs au taux d’investissement des entreprises non financières, à la politique en matière de dividendes et autres (rachats d’actions et rémunération du PDG) mais également au fait de savoir si les entreprises amassent bénéfices et réserves liquides.

e)         Un plus grand rôle pour les partenaires sociaux dans le système au niveau national et européen

La question du rééquilibrage de la gouvernance économique actuelle est étroitement liée à la question de savoir qui décide de la gestion du système. Si les décisions portant sur les indicateurs, l’analyse et la politique sont laissées à l’establishment financier (ministres des finances, responsables des banques centrales et DG ECFIN), le résultat sera alors biaisé en faveur de la vision financière du monde.

Dans leur déclaration commune sur l’implication des partenaires sociaux européens dans la gestion de la gouvernance économique européenne, ceux-ci ont proposé que le dialogue macroéconomique soit utilisé comme forum pour la consultation des partenaires sociaux sur la procédure relative aux déséquilibres macroéconomiques excessifs permettant ainsi une discussion systématique de l’analyse approfondie des États membres par la Commission.

La CES invite la Commission, et la DG ECFIN en particulier, à prendre l’initiative d’une restructuration du dialogue macroéconomique suivant les pistes évoquées plus haut et à soutenir, renforcer et élargir la participation des partenaires sociaux.

La CES invite également la Commission et le Conseil à renforcer le rôle du Sommet sociale tripartite en faisant de cette rencontre le forum où les partenaires sociaux peuvent influencer en profondeur la gouvernance économique européenne dans le contexte du semestre européen et de la stratégie UE 2020.

 


[1] Règlement (UE) N° 1176/2011

[2] Déficit structurel ne dépassant pas 0,5% du PIB, déficit public sous les 3% du PIB, réduction annuelle du taux d’endettement