Résolution de la CES: Vers une nouvelle dynamique pour les services publics

Bruxelles, 01-02/06/2010

Observations préliminaires

1. La qualité de vie des citoyens européens est en grande partie déterminée par les politiques publiques chargées d’assurer l’entretien d’infrastructures vitales telles que les hôpitaux ou les routes et de fournir des services sociaux essentiels tels que la santé, le logement et l’éducation. Les services publics [[En jargon européen, les services publics sont divisés en deux catégories, les services d’intérêt économique général (non-économiques) (SIG(NE)) et les services d’intérêt économique général (SIEG). Les SIEG sont soumis aux traités européens, mais des dérogations sont possibles sous réserve d’obligations de service public spécifiques en vertu d’un critère d’intérêt général.]] sont un pilier du modèle social européen, important pour le bien-être et la cohésion sociale, la création d’emplois et la prospérité économique ; il représente plus de 26% du PIB de l’UE des 27 et emploie plus de 64 millions de personnes. Il existe une association fondamentale entre une économie moderne prospère et un secteur public pleinement développé. Une économie florissante dépend de l’existence d’une main-d’oeuvre bien formée, ce qui requiert non seulement un système d’éducation public efficace, doté de ressources, mais aussi des logements décents et des soins de santé effectifs. Les services publics ne sont pas seulement des employeurs de premier plan mais aussi des acheteurs de produits et de services, qui investissent chaque année plus de 150 milliards €. En outre, les investissements publics en électricité verte, énergies renouvelables et transport vert apporteraient une contribution importante en termes de passage à une économie durable et à faible teneur en carbone.

2. Les services publics sont aujourd’hui confrontés à un double défi: la pire crise depuis les années 1930 et la politique actuelle des institutions européennes qui met l’accent sur les mesures d’austérité. Le secteur public est devenu la principale cible, afin de compenser les déficits budgétaires générés par le sauvetage financier de banques défaillantes. Des réductions draconiennes des dépenses publiques sont imposées par plusieurs gouvernements nationaux ce qui menace gravement la justice sociale et l’intégration sociale. La Commission européenne met les Etats membres sous pression en accordant la priorité absolue à la consolidation budgétaire par rapport à la croissance, ce qui aggravera encore la récession, qui se traduira par un chômage élevé. La qualité des services publics et leur accessibilité pour les citoyens sera considérablement réduite tandis que le secteur financier et bancaire engrange à nouveau d’énormes bénéfices. En outre, même au milieu de la crise, la Commission maintient son approche, à savoir accorder la priorité à la concurrence. Elle interfère avec la compétence des Etats membres lorsqu’elle définit les services publics, en limitant par exemple le champ d’application du logement social aux Pays-Bas. Cette intrusion est inacceptable car elle limite gravement les possibilités de financement de services publics de qualité.

3. Les services publics jouent un rôle clé dans la crise financière actuelle en assurant la cohésion sociale et en atténuant les effets de la crise et ils pourraient même jouer un rôle encore plus important. Même les néolibéraux ont reconnu que les services publics sont la fois des “stabilisateurs automatiques” économiques et sociaux. La CES insiste donc sur le fait que le financement des services publics doit être fondé sur des mesures fiscales appropriées, y compris l’introduction de systèmes de taxation progressifs et plus équitables (par ex. taxation des transactions financières) ainsi que l’amélioration de l’efficacité de la perception de l’impôt. Les stratégies de sortie et les ajustements des finances publiques doivent être planifiés sur le moyen et le long terme. Les concepts de pré-crise de la Commission européenne ne contenaient aucune référence à la contribution que les services publics apportent la création d’emplois, la prospérité et au bien-être, ni à l’importance des investissements publics et au large accès aux services publics. Cependant, la stratégie mise en oeuvre avant la crise afin de gagner la course pour mener le monde, n’a pas généré les effets escomptés. La nouvelle stratégie 2020 doit reconnaître le rôle que jouent le secteur public et les services publics dans l’édification d’une croissance durable, et d’une société équitable et inclusive.

4. Ces dernières années, les services publics ont été confrontés à de nombreux problèmes au plan de l’UE; la prestation des SIG, les marchés publics, les aides d’Etat ont donné lieu à plusieurs affaires devant la Cour de justice européenne (CJE). Les services publics ont été soumis à un examen de plus en plus approfondi de la part de la Commission européenne qui cherche à étendre son concept de marché intérieur. Le lent “glissement” de la Commission et des décisions de la CJE, cherchant à définir de plus en plus de services comme étant “économiques”, renforce la tendance selon laquelle de plus en plus de services publics pourraient être considérés comme “économiques”. Il existe un dilemme entre la nécessité d’accroître la sécurité juridique par la législation ou l’habitude de laisser la question la CJE, ce qui aboutira ouvrir et libéraliser tous les services publics.

5. Si la CJE continue de juger que les libertés de marché et la concurrence sont supérieures aux droits fondamentaux, le principe des services publics sera menacé et l’idée de l’Europe sociale en prendra un coup. Cette tendance est renforcée en particulier par les affaires Laval et Rüffert dans lesquelles les autorités publiques sont impliquées et les règles d’achat public attaquées. Les autorités locales ou régionales ont appliqué des conventions collectives locales en préalable l’acceptation d’offres de prestataires de services étrangers. L’obligation des autorités publiques de lancer un appel d’offres pour des travaux de construction et des services qui leur sont fournis place en particulier les autorités locales au coeur de cette question. Elles peuvent appliquer des critères sociaux, mais de manière restrictive.

6. Le Traité de Lisbonne donne lieu à de nouveaux développements institutionnels et introduit des changements, appelant à une actualisation de la stratégie de la CES. La logique du Traité de Lisbonne est celle d’une plus grande ouverture dans le débat sur les services d’intérêt général. L’économie sociale de marché est devenue le nouveau cadre et la concurrence n’est plus un objectif mais un outil.

7. En vertu de l’article 6 (1), la Charte des droits fondamentaux devient juridiquement contraignante. La Charte institue dans son article 36 un droit d’accès aux SIEG “afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union”. En outre, plusieurs dispositions de la Charte impliquent l’existence d’une mission d’intérêt général. A titre d’exemple, le droit l’éducation (art. 14), le droit des enfants à la protection et aux soins (Art. 24.1), le droit à l’assistance sociale et l’aide au logement (art. 34.3), le droit aux soins de santé (art. 35), etc. constituent des droits fondamentaux reconnus et protégés par l’Union.

8. Le nouvel article 14 du TFUE constitue une base juridique. De l’avis général, l’article 14 ne laisse au législateur de la Communauté aucun choix quant la forme de l’action: il impose l’instrument (règlement) et la procédure de son adoption (la procédure législative ordinaire). Les règlements ne laissent aux Etats membres aucune marge de manoeuvre en termes de mise en oeuvre et il peut dès lors être difficile d’aboutir un consensus en vue d’une régulation, mais ce n’est pas impossible, comme l’a montré le nouveau règlement sur les services de transport public de voyageurs par le rail et la route (1370/2007).

9. Le nouveau protocole (n° 26) sur les SIG établit des dispositions interprétatives concernant les valeurs communes de l’UE relatives aux SIEG et confirme la grande marge de manoeuvre des Etats membres en termes de prestation, délégation, financement et organisation des SIEG de manière à répondre aussi étroitement que possible aux besoins des utilisateurs. L’article 1 du protocole reconnaît le rôle essentiel et la grande liberté d’appréciation des autorités nationales, régionales et locales.

10. Ces trois nouveaux fondements (Charte, nouveau protocole, base juridique article 14) du Traité de Lisbonne constituent une composante essentielle de l’édification d’une nouvelle architecture pour les SIG et une approche transversale réglementaire concernant les SIEG, non seulement en le rendant désormais juridiquement possible, mais aussi nécessaire à la lumière des lignes directrices aujourd’hui bien exposées en droit primaire (Protocole). L’article 14 permet de s’écarter d’une simple dérogation aux règles du marché intérieur pour adopter une attitude plus positive, en tenant compte des valeurs partagées incarnées par les services publics travers toute l’UE. Conjointement avec l’article 14 du TFUE et le nouveau protocole, la Charte des droits fondamentaux peut être utilisée pour édifier une notion authentique des SIG en tant que valeurs communes de l’UE. Ces trois nouveaux fondements imposent surtout une responsabilité partagée l’UE et aux Etats membres afin d’assurer l’application des principes inhérents aux services publics, savoir le principe de solidarité, d’accès universel, d’égalité de traitement, de disponibilité, de continuité et de durabilité des services publics de qualité et le principe des droits des utilisateurs. L’UE doit présent passer de la stricte approche de la dérogation qui prévalait jusqu’ce jour à une approche de promotion basée sur la notion de valeur commune, c’est-à-dire la solidarité et la cohésion sociale et territoriale. Il est également important de noter que le traité réserve aux autorités locales et régionales un pouvoir d’autodétermination et d’autonomie original.

Propositions et actions de la CES visant à promouvoir les services publics

11. La CES est convaincue que le nouvel article 14, conjointement avec le nouveau protocole, est une obligation d’agir. Il est inacceptable que la Commission continue de s’abstenir d’agir. La CES demande la Commission de formuler une proposition législative sur la base du nouvel article 14. La demande antérieure de “directive cadre” qui était basée sur les règles du marché intérieur (article 114) est dès maintenant remplacée par la nouvelle demande de règlement(s).

12. Le contenu d’un tel règlement devrait renforcer la « mission de service public » des services publics et stipuler que (1) le pouvoir de définition incombe aux pouvoirs publics locaux, régionaux et nationaux appropriés, (2) l’exercice de cette liberté d’appréciation ne devrait pouvoir être remis en cause dans aucune procédure légale sauf en cas d’erreur manifeste, et (3) la charge de la preuve devrait incomber à la Commission européenne ou un autre plaignant et pas l’autorité locale ou régionale ou nationale. Il est possible d’envisager davantage de dispositions. Les règles de subsidiarité sont importantes pour créer un équilibre entre les services publics créés au plan national et les règles européennes de la concurrence et le marché intérieur. Les Etats membres ont un large pouvoir d’appréciation, renforcé par le nouveau traité, pour définir les missions et obligations d’intérêt général. Il faut définitivement mettre fin à l’époque où la Commission était indifférente aux niveaux d’organisation régional et local, privilégiant le marché et la concurrence par rapport à la gouvernance régionale et locale.

13. En complément aux règlements, les Etats membres et les pouvoirs publics locaux et régionaux peuvent (au niveau approprié) mettre en place un registre des services d’intérêt général non-économiques, qui sont exclus de l’application des règles communautaires sur la prestation de services, sur la concurrence et sur les aides d’Etat. L’approche double voie présente l’avantage de permettre de tenir pleinement compte de la diversité des traditions, cultures, valeurs nationales, etc. et un Etat membre ayant une définition ambitieuse des services publics peut établir une liste plus vaste qu’un Etat membre ayant moins d’ambition. L’unanimité ne serait plus nécessaire et la situation dans laquelle un Etat membre peut bloquer tout progrès serait également évitée. Le registre peut être actualisé au moment requis.

14. Les Etats membres ont la compétence de fournir, déléguer et financer des SIEG. Etant donné qu’elle est partagée avec les institutions de l’UE, actuellement l’incertitude et l’insécurité juridiques sont grandes, de sorte qu’il faudra clarifier les conditions de mise en oeuvre dans les règlements, à savoir:

a) les conditions permettant de définir les SIG, les SIEG, les SIG non-économiques et les SIG sociaux - en ce qui concerne la compétence de définition des Etats membres. Il convient également de clarifier les conditions de “tâches particulières”, leurs modes de mise en oeuvre, et les méthodes de désignation des opérateurs; b) la définition de leurs formes d’organisation – dans quelles conditions des droits exclusifs ou spéciaux peuvent-ils être décidés, et plus généralement quel type de dérogations peuvent être appliquées aux règles exposées dans les traités, les conditions présidant au choix des méthodes de gestion (“in-house”), et les conditions de coopération des activités et/ou services entre les pouvoirs publics locaux; c) le financement des SIEG - en particulier du point de vue de l’application des règles de surveillance des aides d’Etat, dans le contexte d’une révision du paquet “Altmark” (de novembre 2005). Il faut mieux définir les compensations qui ne relèvent pas des dispositions du traité sur les aides d’Etat.

15. La CES réclame une évaluation approfondie des Partenariats public-privé (PPP). Il n’est pas acceptable pour la Commission de prôner, sans une évaluation critique des problèmes et échecs, une extension du champ d’application des PPP, de stimuler unilatéralement un rôle plus important pour le secteur privé. La Commission estime que l’affirmation selon laquelle les PPP améliorent l’efficacité et réduisent les charges pesant sur les budgets publics est une évidence, ce que contestent de nombreux chercheurs. Les PPP devraient être évalués de manière indépendante et les conséquences juridiques, économiques et sociales des contrats et sous-contrats PPP devraient être beaucoup plus transparentes. Les pouvoirs publics responsables devraient disposer de ressources publiques suffisantes pour financer les services publics. Les exigences statistiques concernant les déficits publics ne devraient pas conduire à promouvoir indirectement les PPP.

16. La CES demande depuis plus de six ans un manuel sur les achats publics sociaux afin d’expliquer comment inclure les considérations sociales et éthiques, ainsi que les aspects en matière d’emploi, dans les processus de passation de contrats qui vont de la communication d’informations au respect de la protection de l’emploi, des conditions de travail, en passant par le respect des Conventions de l’OIT et des conventions collectives.

17. La CES réclame une évaluation critique approfondie des libéralisations et privatisations antérieures avec la participation de tous les acteurs de premier plan et maintient sa demande de moratoire concernant les libéralisations. La CES demande en particulier la Commission de déclarer qu’elle n’a pas l’intention de soumettre des propositions visant libéraliser l’eau ou les déchets ainsi que le transport ferroviaire domestique de passagers et à respecter cette déclaration.

18. La CES soutient les efforts du Parlement européen et de la Présidence belge afin d’améliorer la sécurité, la qualité et la disponibilité des services sociaux d’intérêt général. Les services sociaux font partie d’une “zone grise” ce qui porte atteinte l’accomplissement des missions qui leur sont confiées. Ils sont confrontés un niveau croissant d’insécurité, d’incertitudes et de litiges d’ordre juridique. Les règlements sur la santé et les services sociaux devraient donc pleinement tenir compte des nouvelles dispositions du traité. Une dérogation aux règles du marché intérieur devrait être appliquée en vertu de l’art. 86, paragraphe 2 CE, pour autant que le développement du commerce ne soit pas réellement affecté [[(dans le cas de services sociaux: absence de souci de rentabilité, services de proximité: article 106.2 TFUE “le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire l’intérêt de l’Union”, opération sur la base du principe de solidarité.)]]. Il faut inverser la précarisation larvée des services publics. La décision de la Commission contre les Pays-Bas sur le logement social, qui fixe une limite de revenu (de 33 000 €) et empêche de mélanger des habitants de classes sociales différentes, constitue une violation manifeste des règles de subsidiarité et devrait être remise en question. La CES reste sceptique vis-à-vis des cadres volontaires sur la qualité des services sociaux. La qualité du travail, le dialogue social et le financement garanti sont des éléments de stratégies essentiels destinés à promouvoir des services publics de qualité. La CES réclame en outre un renforcement des processus de la méthode ouverte de coordination liés aux services publics et une implication appropriée des partenaires sociaux.

19. En règle générale, les nouvelles initiatives concernant les services publics devraient être comparées avec les dispositions du Traité de Lisbonne en matière de service public et devraient avoir pour base légale l’article 14. Les directives sectorielles existantes devraient être révisées et améliorées à la lumière des nouvelles dispositions du traité et complétées en particulier par la clause Monti (Règl. CE 2679/98) et une clause sociale. L’objectif de cette clause est d’ancrer les droits fondamentaux dans toute législation sur le marché intérieur. Elle garantirait que l’application des libertés économiques fondamentales du marché intérieur n’entrave pas les droits de négociation collective et le droit de faire grève tels que définis par la législation nationale.

20. La CES accorde une très grande importance l’introduction d’une clause de progrès social régissant le droit primaire, et aux instruments nécessaires en droit secondaire pour équilibrer la circulation des travailleurs et des services, les droits fondamentaux et les règles de concurrence. En cas de conflit, les droits sociaux devraient prévaloir sur les libertés du marché intérieur. Les affaires de la CJE telles que Rüffert, etc. ont été très préjudiciables au soutien apportés par les travailleurs l’UE.

21. La présidence belge, le Parlement européen et la Commission européenne sont invités à agir et à soumettre des propositions destinées à renforcer des services publics de qualité élevée, accessibles et abordables, et essentiels à la cohésion sociale, territoriale et économique, et à assurer une plus grande sécurité juridique afin de permettre le développement de missions de service public durables et de garantir les droits fondamentaux.