Position CES Revendications de la CES en vue du paquet sur le droit des sociétés

Position CES
Revendications de la CES en vue du paquet sur le droit des sociétés
Adoptée au Comité exécutif des 13-14 décembre 2017

Points principaux :

  • La libre circulation des sociétés au sein du marché unique est souvent plus un risque qu’une chance. L’absence de convergence au sein d'une Union élargie sur les questions sociales et fiscales primordiales peut entraîner des abus et des entorses à la législation.
  • Le prochain train de mesures relatif au droit des sociétés ne peut s’avérer bénéfique pour les travailleurs que s'il met en place des limites effectives contre les pratiques du type « sociétés boîtes aux lettres » et les entorses à l’implication/la participation des travailleurs.
  • Tout instrument facilitant davantage la mobilité des sociétés mais ne présentant aucune mesure de protection contre la course à un régime toujours plus avantageux est inacceptable. La CES doit s’opposer fermement à l’ensemble du train de mesures relatif au droit des sociétés si la Commission ne propose pas de principe de siège unique ou réel liant l’adresse du siège social d'une société à l’endroit où a lieu son activité économique.
  • Le train de mesures relatif au droit des sociétés doit aussi prendre en compte le fait que la mobilité des sociétés – même lorsqu’elle se limite à des cas où priment de véritables raisons économiques – a un impact considérable sur les droits et l’emploi des travailleurs. Des normes significatives concernant l’implication/la participation des travailleurs sont donc nécessaires.
  • Les conséquences négatives du laissez-faire actuel sont très graves. Les arrangements menant à des sociétés boîtes aux lettres auront pour seul résultat de renforcer le sentiment de désaffection des travailleurs vis-à-vis du marché unique. La Commission doit garantir que le marché unique et ses libertés économiques soient un outil au service de tous les Européens, et en particulier des travailleurs qui créent la richesse de l’Union européenne.

Introduction

Dans son discours de 2017 sur l’état de l’Union, le président Juncker a annoncé un « train de mesures relatif au droit des sociétés de l’UE visant à tirer le meilleur parti des solutions numériques et à prévoir des règles efficaces applicables aux opérations transfrontalières, tout en respectant les prérogatives nationales en matière de droit social et de droit du travail »[1]. L’évolution de la formulation est particulièrement notable. Pour une fois, la Commission semble vouloir mettre le droit des sociétés et le respect des normes sociales sur un pied d’égalité.

Le train de mesures relatif au droit des sociétés sera composé d’une proposition de directive sur les scissions transfrontalières, d’une révision ciblée de la directive sur les fusions transfrontalières et d’une proposition de directive visant à faciliter l’utilisation d’outils numériques pour l’enregistrement des sociétés. Deux autres instruments pourraient aussi s’ajouter au train de mesures : une proposition de directive sur les transferts transfrontaliers (connue auparavant sous le nom de « 14e directive sur le droit des sociétés » ou « directive sur le transfert transfrontalier du siège statutaire d'une société ») et une proposition de règlement sur les règles de conflit de lois pour les sociétés.

Dans son récent arrêt concernant l’affaire Polbud[2], la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a confirmé que la mobilité d’une société au sein du marché unique dans le but de jouir de législations plus favorables ne constitue pas un abus en soi. Par conséquent, un État membre n’est pas autorisé à empêcher une société de transférer son siège social dans un autre pays de l’Union européenne – même si un tel transfert aurait pour conséquence la création d’une société boîte aux lettres.

Dans sa réponse à la consultation de 2012 sur l’avenir du droit des sociétés, la CES avait déjà mis en exergue la responsabilité du législateur européen dans la régulation de la mobilité des sociétés, dans l’optique d’éviter la concurrence entre régimes[3]. À la suite de l’arrêt rendu dans l’affaire Polbud, la nécessité d’une action législative est plus que jamais cruciale.

La CES expose ici ses revendications au regard du prochain train de mesures relatif au droit des sociétés. Deux questions en particulier nécessitent une intervention : l’harmonisation européenne des critères liant l’adresse du siège social d'une société à l’endroit où a lieu son activité économique, et la mise en œuvre de règles significatives régissant l’implication des travailleurs.

Section I - Quelles mesures pour la directive sur les transferts transfrontaliers ?

L’UE doit mettre un terme à la concurrence entre régimes

Dans la vie d'une société, le choix du lieu du siège social est une étape importante, car il déterminera à quel régime national principal elle sera soumise. En l’absence de toute harmonisation à l’échelle européenne sur cette question, la CJUE considère que chaque société peut s’établir dans n’importe quel État membre de l’UE, quelle que soit la localisation de son activité commerciale.

Des sociétés peu scrupuleuses profitent de ce laissez-faire pour recourir à des arrangements purement artificiels qui leur permettent de minimiser ou de violer les obligations légales liées à l’endroit où elles s’étaient établies. Cette situation engendre une concurrence injuste sur les plans fiscal et social, et mène parfois à une exploitation extrême des travailleurs.

Dans un rapport de 2016, la CES avait montré qu’en Allemagne, des travailleurs de l'industrie de la viande pouvaient n’être payés que 700 EUR par mois et devaient obéir à des chefs d’équipe dont les méthodes de travail pouvaient être assimilées à celles de la mafia. Aux Pays-Bas, dans le secteur du transport routier, les chauffeurs de camion doivent conduire pendant 8 semaines d’affilée et ne sont jamais autorisés à quitter leur véhicule. En Europe, dans le secteur du bâtiment, les paiements des employeurs relatifs à la sécurité sociale sont suspendus[4].

De plus, les structures de type société boîte aux lettres sont utilisées pour se soustraire à la loi nationale en matière de droits de participation. Actuellement, près de 100 sociétés dont la taille devrait les obliger à se soumettre au principe de cogestion échappent aux lois de cogestion allemandes en recourant à une forme d’association étrangère. Cette situation affecte plus de 300 000 employés, et la tendance est à la hausse[5].

Enfin, en l’absence de cadre fiscal européen, certaines sociétés parviennent à recourir à des arrangements de type société boîte aux lettres pour échapper aux impôts sur les sociétés les plus « lourds ». Une taxation juste en fonction du lieu où sont générés les profits doit être mise en place grâce à l’'Assiette Commune Consolidée pour l'Impôt des Sociétés[6] et les déclarations pays par pays.  Puisque l’impôt sur les sociétés est lié à l’adresse du siège social, le droit des sociétés a un rôle clé à jouer pour veiller à une taxation juste des multinationales.

La Commission européenne doit rappeler que les libertés économiques européennes ne doivent pas être détournées par des sociétés qui profitent d’elles pour établir des arrangements purement artificiels. Il doit être inscrit dans la législation européenne qu’une société n’est pas autorisée à localiser ou à transférer son siège social dans un État membre où elle n’a aucune véritable activité économique (c’est-à-dire aucun employé, aucun bâtiment, aucun profit, etc.), en particulier si un tel transfert a un impact négatif sur les normes relatives au travail et à la fiscalité et sur les arrangements existants concernant la participation des travailleurs. La CES demande un principe de siège unique ou réel selon le modèle établi par la régulation sur la société européenne[7] que la CES a toujours défendu.

Section II - Fusions transfrontalières, scissions transfrontalières et numérisation de l’enregistrement des sociétés

Tout instrument facilitant davantage la mobilité des sociétés mais ne présentant aucune mesure de protection contre la course à un régime toujours plus avantageux sera considéré comme inacceptable. La CES s’opposera fermement à l’ensemble du train de mesures relatif au droit des sociétés si la Commission ne propose pas de critères significatifs, comme précisé dans les sections I et III.

La CES refusera également toute proposition de règlement sur les conflits de lois qui légitimerait la théorie de l’incorporation (une société doit se soumettre au droit du lieu de son siège social).

La CES s’oppose au projet de la Commission d’une directive sur les scissions transfrontalières. Rien ne prouve la nécessité commerciale d'une telle directive, et la CES craint que faciliter la scission de sociétés en structures plus petites n’ait un impact négatif sur les structures existantes de représentation des employés.

Concernant la numérisation du processus d'enregistrement des sociétés, la CES reconnaît la valeur ajoutée que représenterait un registre unique interconnecté pour toutes les sociétés à travers l’UE. Cette unique source d'information serait bénéfique sur le plan de la transparence et de la surveillance des activités des sociétés. En revanche, la CES redoute que les enregistrements purement numériques de sociétés n’accentuent les problèmes de fraude et/ou d'informations obsolètes ou incomplètes. Dès lors, la CES appelle la Commission à réfléchir de manière approfondie aux potentiels problèmes liés à la mise en application d’un tel service avant de permettre un accès facilité à celui-ci. Une simple mise en commun des registres nationaux des sociétés ne peut constituer qu'une première étape, car il faudrait d’abord s’assurer que les normes de qualité soient les mêmes pour tous les États membres. Un enregistrement en ligne des sociétés qui serait dénué de critères de vérification serait insuffisant ; l'intervention de notaires serait la bienvenue pour garantir un travail de qualité.

Section III - Implication/participation significative des travailleurs

La CES exige la protection efficace des dispositions nationales existantes sur l’information, la consultation et la représentation au sein des conseils d'administration et de supervision liées à l’approche européenne évoquée ci-dessus pour élargir les droits à l’information, la consultation et la représentation au sein des conseils d'administration et de supervision à toutes les sociétés européennes en cours de transformation sur la base de la législation européenne. L’approche en forme d’escalier[8] permettrait de protéger la plupart des systèmes nationaux et mettrait fin aux entorses aux dispositions nationales qui ont lieu actuellement grâce au droit européen des sociétés. L’escalier comprend une clause dynamique qui empêcherait la transition vers une société européenne (ou l’utilisation des instruments propres au droit européen des sociétés) avant d’avoir atteint certains seuils fixés par l’État initial. L’approche de l’escalier enracine le principe de négociation ‘à l’ombre de la législation’ et des droits forts. Le résultat de la négociation peut être très différent d’un cas à l’autre, mais ne devrait pas entraver les droits syndicaux nationaux conformément aux dispositions et/ou aux pratiques nationales. Selon la CES, les sociétés utilisant les instruments propres au droit européen des sociétés doivent mettre en œuvre des mesures de protection pour les droits relatifs à l’information, à la consultation et à la représentation au sein des conseils d'administration et de supervision, comme exposé dans la position de la CES sur le nouveau cadre de l’UE. De plus, introduire une obligation générale de création d’un comité d’entreprise européen renforcerait la dimension européenne et transnationale de la procédure d’information et de consultation, qui est nécessaire dans les cas de mobilité transfrontalière de sociétés.

Ni le socle européen des droits sociaux ni le sommet social de Göteborg n’ont pu résoudre le problème de la participation des travailleurs. Ce manquement doit être corrigé avec la mise en application du programme d’action pour le socle européen des droits sociaux. Les employés doivent être en mesure d’anticiper et de suivre les changements fondamentaux. Tout projet de transfert transfrontalier d'un siège social doit dès lors impliquer au maximum les employés de la société concernée. Le transfert d’un siège social vers une nouvelle juridiction aura un impact sur les procédures d'information, de consultation et de participation au sein des conseils d'administration et de supervision. Lorsqu’une société déplace son siège social dans un État membre où les normes de protection sont moindres que dans l’État membre initial, les risques d'un affaiblissement de la protection des travailleurs sont plus que réels.

Dès lors, la Commission doit ajouter ces clauses à sa proposition :

  1. La procédure de négociation doit s’appliquer, moyennant adaptation, lors de transferts transfrontaliers pour veiller à ce que des négociations dans le cadre de l’approche en forme d’escalier aient lieu concernant la structure et le fonctionnement d’un nouvel organe d’information et de consultation transnational, ainsi que les droits de participation.
  2. Les structures existantes de représentation des employés doivent rester opérationnelles pendant les négociations et jusqu’à ce qu’un nouvel accord sur l’implication des employés entre en vigueur au niveau transnational.
  3. Les transferts transfrontaliers successifs doivent être interdits.

[1] L’état de l’Union en 2017, Lettre d'intention adressée au président Antonio Tajani et au Premier ministre Jüri Ratas
https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/letter-of-intent-2017_fr.pdf

[2] Polbud C-106/16 du 25 octobre 2017

[3] Quel avenir pour le droit européen des sociétés ?, résolution de la CES des 6-7 mars 2012 : https://www.etuc.org/fr/documents/quel-avenir-pour-le-droit-europ%C3%A9en-des-soci%C3%A9t%C3%A9s-vers-la-gouvernance-durable#.WjAoxEriaCg

[4] Le recours aux sociétés boîtes aux lettres : une pratique visant à échapper à l'impôt qui se traduit par une exploitation des travailleurs partout en Europe (2016)
https://www.etuc.org/fr/presse/le-recours-aux-soci%C3%A9t%C3%A9s-bo%C3%AEtes-aux-lettres-une-pratique-visant-%C3%A0-%C3%A9chapper-%C3%A0-limp%C3%B4t-qui-se#.WjA0G0riaCg

[5] Der deutschen Mitbestimmung entzogen: Unternehmen mit ausländischer Rechtsform nehmen zu, Hans Böckler Stiftung report 8 (février 2015)

[6] Position de la CES sur l'assiette commune consolidée pour l'impôt des sociétés (résolution de la CES des 14-15 décembre 2017) https://www.etuc.org/fr/documents/position-de-la-ces-sur-lassiette-commune-consolid%C3%A9e-pour-limp%C3%B4t-des-soci%C3%A9t%C3%A9s-accis#.WjA4BUriaCi

[7] « Le siège statutaire de la SE est situé à l'intérieur de la Communauté, dans le même État membre que l'administration centrale. Un État membre peut en outre imposer aux SE immatriculées sur son territoire l'obligation d'avoir leur administration centrale et leur siège statutaire au même endroit. » (Article 7)

[8] Position de la CES - Nouveau cadre européen relatif aux droits à l'information, à la consultation et à la représentation au sein des conseils d'administration et de supervision. Adoptée au Comité exécutif extraordinaire de la CES du 13 avril 2016 à La Haye et au Comité exécutif de la CES le 9 juin 2016 à Bruxelles.